« I’m a bruja », sororité et émancipation
Durant 2 semaines, la Scène Nationale d’Orléans a accueilli ses « Soirées performances ». En raison des conditions sanitaires, un nombre réduit de spectacles par rapport à la programmation initiale a été proposé. PIAO a été invité avec des professionnels du spectacle, à assister aux performances. Nous avions sélectionné « I’m a bruja » de la Cie Artincidence et nous n’avons pas été déçus. Deux rédacteurs étaient présents, voici les retours de chacun. Deux lectures, deux perceptions.
Julien.
C’est sur une scène plongée dans le clair obscur qu’arrive Annabel Guérédrat. Sa démarche est aussi posée que déterminée. Ce rythme, cette attention au mouvement perdurent tout au long de sa performance, I’m a bruja. Bruja désigne une sorcière. De part et d’autre d’Annabel, des lumières. D’un côté, un assemblage de néons éteints. De l’autre, un cercle de bougie allumées. Cette création est un voyage ritualisé entre l’obscurité et la lumière, entre les codes contraints de la société et la révélation libératoire. Portée et habitée par la musique, la performeuse jouera de son corps, très rapidement mis à nu pour accueillir des figures de la sorcellerie. Cela commence par Nina Hagen dont la voix installe une intensité qui ne faiblit pas jusqu’au bout. Ce playback bouleverse et interpelle car cette performance doit nous faire vibrer. Qu’elle entame un rituel au coeur du cercle de bougies ou qu’elle se transforme en un être bestial, Annabel Guérédrat compose les multiples possibilités de revenir vers soi, de se reconnecter à sa propre sincérité. Elle prône une liberté d’être dans une société dont elle dénonce la rapidité, l’aveuglement et la violence. À l’image d’une culture japonaise qui associe l’économie de gestes à l’intensité émotionnelle, la performeuse happe le public dans un rythme sensoriel. Passant de l’intime à l’extime, cette création redonne un sens à l’expression trop galvaudée du « vivre ensemble ». Il faut écouter toutes les voix et en premier lieu, la sienne. Le son, par la musique, par l’utilisation du micro et par la voix off, devient notre fil d’Ariane. Dans une grande liberté, aussi bouleversante qu’audacieuse, la performeuse utilise son corps pour invoquer ces sorcières et composer sur le plateau une sororité éblouissante. La fin de cette performance accentue et libère tout le propos. Minutieusement et joyeusement, Annabel Guérédrat se recouvre de paillettes. Son être se transcende sous nos yeux, bouleversant encore notre regard sur elle. Un moment étincelant qui scelle la relation sensorielle entre l’artiste et son public.
Aurélie.
Plusieurs tableaux, plusieurs femmes se dressent devant nous. Et cela, dans le corps d’une seule : celui d’ Annabel Guérédrat. Ces femmes, ces « sorcières » sont des combattantes, des guerrières. S’extraire du joug du patriarcat, répondre à la domination, s’en défaire. Elles sont riches de leurs combats. Une liberté qu’on vient prendre, l’émancipation. Que ce soit sous la forme d’une voix off qui invoque ses sorcières inspirantes (Anna Halprin, Josiane Antourel…), sous la forme de rituels chargeant le corps d’énergie, sous la forme d’une danse de combat comme le ladja martiniquais ou via des inspirations transcendantes venant du butô, la performeuse nous transmet, tel un mantra, un message intime à s’approprier. « J’ai vu ici quelques brujas* » dit-elle à la classe du lycée Jean Zay venue assister à la représentation, lors d’un échange organisé après la performance. Ces mots résonnent comme un encouragement, dire non, se dresser. Prendre soin de soi, s’appartenir.
Le spectacle est intense, brut. La nudité renforce le propos pour le rendre universel, le ramener à l’Homme, à la vie, à la chair. Toutes les femmes. Elle se dresse ici triomphante, dans toute sa force, sans censure ni tabou. Un corps qui vit, un corps qui désire, qui prend du plaisir, qui enfante, qui saigne…et qui effraie depuis des siècles jusqu’à en être persécuté, rabaissé. Il émane de ce corps en mouvement une force incroyable, hypnotique. La part d’intimité ici est volontairement rendue publique, à l’instar de la cup menstruelle qui nous est dévoilée. Ce corps nu désacralisé, ôté de sa censure, nous renvoie l’image d’une puissante liberté retrouvée.
Annabel Guérédrat termine sa performance en femme étincelante, céleste. Telle une fée, et via un procédé ingénieux, elle scintille dans un magnifique spectacle pour les yeux. Elle avait débutée le spectacle au sol, liée à la terre, enracinée. Elle le clôture aérienne, étincelante, en déesse.
Conception, performance Annabel Guérédrat