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Le Pays des autres, la saga passionnante de Leïla Slimani

Leïla Slimani débute une saga qui relie les deux bords de la Méditerranée dans une période de déconstruction historique et politique. Dans ce premier volet, elle suit de 1944 à 1956 le destin de Mathilde, jeune Alsacienne et son mari, Amine, Marocain ayant combattu dans l’armée française.

Mathilde, par amour, suit Amine dans son pays, dans son rêve d’exploitation agricole. Mathilde découvre tout, s’adapte comme elle peut à son rôle d’épouse, bientôt mère. Elle essaye de ne pas se perdre tout en suivant les recommandations de son mari. Mathilde marche sur un fil, dessine l’équilibre de sa vie au quotidien, constatant une confrontation régulière entre des cultures, des aspirations politiques, des désirs individuels. Depuis sa maison, elle constate que le monde change, risquant de rebattre les cartes de sa vie.

« Ici, c’est comme ça. »
Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent ,c’était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance. En Alsace, pendant la guerre, il était un étranger, un homme de passage qui devait se faire discret. Lorsqu’elle l’avait rencontré durant l’automne 1944 elle lui avait servi de guide et de protectrice. Le régiment d’Amine était stationné dans son bourg à quelques kilomètres de Mulhouse et ils avaient dû attendre pendant des jours des ordres pour avancer vers l’est. De toutes les filles qui encerclèrent la Jeep le jour de leur arrivée, Mathilde était la plus grande. Elle avait des épaules larges et des mollets de jeunes garçons. Son regard était vert comme l’eau des fontaines et Meknès, et elle ne quitta pas Amine des yeux. Pendant la longue semaine qu’il passa au village, elle l’accompagna en promenade, elle lui présenta ses amis et elle lui apprit des jeux de cartes. Il faisait bien une tête de moins qu’elle et il avait la peau le plus sombre qu’on puisse imaginer. Il était tellement beau qu’elle avait peut qu’on le lui prenne. Peur qu’il soit une illusion. Jamais elle n’avait ressenti ça.

Le roman s’ouvre sur la découverte par Mathilde des lieux de sa nouvelle vie, au Maroc, avec Amine. Dans cette deuxième moitié des années quarante, tout est questionné car il y a un décalage entre les deux êtres. Ils s’aiment et seul ce lien est un point commun entre eux. Ils ne se connaissent pas. Tout les éloigne alors il faut laisser le temps agir, patiner les différences, accompagner l’adaptation de l’un avec l’autre. Leïla Slimani, en empoignant ce destin familial, compose une saga passionnante. Elle tresse, avec intelligence et rythme, les multiples niveaux de son récit. L’intime au sein de ce couple, de la famille de Mathilde. Le national pour ce pays qui espère l’indépendance dans un monde tout juste sorti d’une guerre mondiale. Les personnages n’ont pas réellement une conscience politique. Ils sont empêchés car toujours considérés comme étrangers. Pourtant, ils ne restent pas à leur place et, volontairement ou non, provoquent des remous à leur niveau. Ainsi chaque corps, chaque personnalité devient une caisse de résonances des évolutions des mentalités, des rapports sociaux.

En restant proche de Mathilde, des aspirations féminines qui lui sont chères, la romancière dresse le portrait d’une femme déterminée à relever le défi de vivre autrement, de s’écouter sans grande certitude. Mathilde n’est pas une militante mais une femme qui commence à se connecter à ses propres désirs. Elle ne sait pas ce qui l’attend, elle se lance alors dans la vie, dans sa vie. Le récit est fait de nombreuses surprises, ce qui en fait une lecture captivante. L’écriture, la construction du roman apportent beaucoup d’ampleur à l’histoire. On sent dès le début la volonté de l’autrice de nous embarquer dans une épopée faite d’espoirs, de déconstructions et de renouveau.


Le Pays des autres, Gallimard, 20€ et Folio, 8,70€

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Julien Leclerc

Insatiable curieux avec un blog littéraire Le Tourneur de pages (c'est le premier lien ci-dessous)

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