Les invisibles : rencontre avec les livreurs de repas orléanais
On les croise tous les jours, que ce soit sur leur vélo, leur trottinettes ou un scooter. Discrets la journée, et pourtant tellement présents dans notre nouveau décor, à la nuit tombée à 19h, la ville leur appartient. Qui sont-ils ? Qu’en est-il de leur quotidien ? Rencontre avec des livreurs Uber Eats et Deliveroo, ces invisibles.
Ils font partie de nos quotidiens, qu’ils arborent une couleur bleue claire ou vert/noir on les croise forcément dans notre journée, voire nous sommes mis en relation avec eux par les fameuses applications que l’on connait. Les échanges sont réduits, rapidité et efficacité obligent pour le livreur, et les contacts verbaux et physiques limités, COVID-19 oblige. Ils sont présents, partout, et pourtant si peu visibles. J’ai eu envie d’aller à leur rencontre.
Mardi soir, je suis allée à la découverte d’Orléans déserte, notre chère ville – dans le monde d’avant – riche de ses terrasses. Aujourd’hui vidée de ses habitants, et appartenant aux autorisés, les livreurs.
Au coeur du quartier Châtelet, l’ambiance est vraiment surprenante. Silencieuse, suspendue aux va et vient des scooters, des vélos en livraison. Il y a ceux qui attendent les commandes, isolés, le nez sur leur téléphone, ceux qui attendent en groupe et ceux en mouvement, chanceux de réaliser une course. En ce jour de semaine, ce mardi là, ceux qui ont quelques chose à livrer sont des veinards, car les commandes, il n’y en a pas eu beaucoup.
J’immortalise cette ambiance atypique avec mon appareil photo, les livreurs que je croise se laissent faire, surpris, certains viennent discuter avec moi, curieux et plutôt contents que quelqu’un passe les voir, les questionner, s’intéresser.
Parmi mes rencontres, il y a un petit groupe de jeunes, postés en attente sur « leur zone ». Ils ont pour la plupart entre 20 et 25 ans et l’ambiance est plutôt détendue. Les couleurs de leurs uniformes se mêlent, et plusieurs ont d’ailleurs travaillé pour les deux enseignes. Soit en même temps, soit une expérience après l’autre. A l’unanimité, on me dit que Deliveroo « est plus carré » mais sinon c’est la même chose. Pas de rivalité entre ces livreurs « ici on est devenu un groupe de potes, il y a de la solidarité entre nous » me dit l’un d’eux. Tous sont en attente de voir leur téléphone sonner, ce n’est pas comme peuvent le penser les non initiés, un système de « au plus rapide » ou » au plus près » pour la répartition des courses. Non, c’est un algorithme qui gère l’attribution et aujourd’hui personne n’a réussi à le piéger ou à comprendre son fonctionnement pour le tourner à son avantage. Ni leur note, ni leur statut (gold, platinium…), ni leur taux d’acceptation des commandes ou d’annulation, ou encore la proximité n’influencent la sélection… Le mystère reste entier.
Baisse du tarif de la course, nombre croissant de livreurs : précarité et incertitude
C’est un boulot à plein temps pour certains ou une façon ponctuelle de mettre du beurre dans les épinards pour d’autres, notamment pour les étudiants. « Quand ça tourne vraiment très bien, on peut se faire des journées à 70e. Quoi que maintenant ça devient rare, c’est de plus en plus difficile de se faire une journée correcte » me rapporte M.
La faute à une baisse de la tarification des courses et aux nouvelles « vocations » que le confinement a fait naitre, favorisées par une facilité d’obtention du statut « En deux ans, la course a perdu 2,73 euros ! Et puis on est vraiment très très nombreux maintenant, c’est la cohue ! Avant c’était rentable, maintenant il faut charbonner pour espérer se verser un salaire décent et encore c’est plus toujours le cas » me dit un ancien. « C’est super simple de devenir livreur maintenant, en un clic c’est fait, avant il fallait constituer un dossier, du coup tout le monde s’y met. » Une nouvelle difficulté qui se rajoute à cette activité qui offre peu de sécurité. Le livreur Uber est auto-entrepreneur, une sorte d’entrepreneur sans commerce donc, qui conjugue les risques et la précarité de l’entreprenariat sans les potentiels avantages. Il ne bénéficie ni de congés payés, ni de garantie de salaire minimum, ni d’un quelconque droit au chômage. Les risques d’accident de travail ne sont pas couverts. Ils paient 22% de charges sociales.
En plus de diminuer le nombre de courses pour chacun d’eux, ce récent recrutement de livreurs ( +55 % selon la CGT) sur ces plateformes aiguise la concurrence, les obligeant quelques fois à prendre des risques pour espérer obtenir des points et gagner des primes. « La plateforme avait mis en place un challenge, on devait réaliser un nombre de courses minimum en un temps imparti, et si on y arrivait on avait un bonus. Du coup, on allait plus vite, on grillait des feux, et on se mettait en danger, nous et les autres ! Ça, ça a été arrêté, mais ça existe sous d’autre formes maintenant. »
Autre déviance du système, la concurrence accrue amenuit la possibilité des livreurs de demander à ce que leurs droits soient respectés. « Par exemple, l’utilisation de voitures est interdite, mais on en voit quelques unes. On peut rien dire, c’est comme pour les prix qui baissent… On ne peut pas se plaindre de toute façon car on serait remplacé. Ils savent très bien que si nous on ne travaille pas, des gens plus en galère feront le boulot. On n’a pas trop de moyen de pression donc. »
Des conditions de travail qui se dégradent
Les livreurs se sentent bien souvent livrés à eux même. Avoir des contacts avec la plateforme est difficile et les questions restent souvent sans réponses. Ils n’ont pas d’interlocuteurs. « En plus des galères qu’on rencontre avec la météo, le froid, les clients commencent à nous mettre en difficulté. Pour être remboursés, ils signalent que la commande n’a pas été reçue et nous derrière on est virés du jour au lendemain. C’est comme les notes, si on est pas bien notés ou on reçoit des mauvais commentaires, ils peuvent, sans possibilité pour nous de nous défendre, nous sortir. » Le client est roi sur ces plateformes, ce qui, par sa dérive, peut rapidement « prendre en otage » les livreurs.
Je n’en ai pas croisé ce soir là, ou peut être faisaient-ils partis des gens qui sont restés à l’écart. Certains coursiers sous-louent illégalement les comptes d’autoentrepreneurs qui leur prennent une commission. Sur des forums de livreurs que j’ai visité, faute de réponses dans l’orléanais, et même si la solidarité est présente, la colère l’emporte « Uber préfère travailler avec une personne sans papier plutôt qu’avec une personne en règle parce que celui qui n’a pas de papiers ne réclame rien et travaille beaucoup plus, voilà la triste réalité. » ou encore « j’ai rien contre mes frères sans papiers et je connais très bien leur situation mais si on laisse faire il y aura une autre partie des chauffeurs qui seront lésés, c’est juste une question de justice. »
Retrouver une liberté en créeant une vraie entreprise
Malgré l’ambiance détendue des livreurs que j’ai pu croiser ce soir là, sympathiques et prompts à me répondre, des difficultés réelles existent. Conscients du piège précaire de « l’uberisation facile » et de la fausse liberté qu’elle apporte, certains livreurs orléanais pensent à un projet collectif de création plus respectueux des livreurs et sécurisant. C’est le cas de J. et A, J. a déjà crée son auto-entreprise de livraison, mais il a rapidement été confronté à des difficultés liées à l’isolement (seul sur le projet au départ) et à la concurrence des plateformes qui le font vivre paradoxalement aujourd’hui « J’ai essayé de me développer tout seul mais c’est trop difficile, du coup je continue parallèlement chez Deliveroo. On va le faire grandir ce projet, mais à plusieurs. Ça permettra de répondre plus facilement à la demande et de pouvoir par la suite se développer. »
S’émanciper, garantir ses droits. Nous vous reparlerons très vite du projet de ces jeunes, pour les soutenir et les aider à les sortir de cette fausse liberté Uberisée. Et peut-être en inspirer d’autres…
Alors c’est super comme article mais moi je bosse chez Stuart et vous n’en parler pas ! On s’occupe parfois de commande juste eat, McDo, KFC … Ce serais aussi bien de nous faire un petit article pour que les gens nous découvrent.
le développement important d’emplois « uberisés » implique des risques spécifiques pour ces travailleurs : les conditions de travail indépendant très modulables (horaire, emploi du temps, lieu…) rémunéré à la tâche présentent certains avantages mais aussi beaucoup d’inconvénients pour la santé et la sécurité du travail avec de la précarité, et peu d’encadrement, de prévention des risques professionnels et de protection sociale : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/fiches-metier/la-prevention-des-risques-professionnels-lies-aux-plateformes-de-services